Un pacte de confiance ébranlé
Pendant des décennies, le contrat tacite entre l’État et les Français s’est appuyé sur une promesse fondamentale : chacun paie des impôts en échange de services publics accessibles, efficaces et protecteurs. Ce modèle, au cœur du projet républicain, a permis de garantir un socle de justice sociale, de cohésion nationale et de solidarité intergénérationnelle. Mais aujourd’hui, ce pacte est gravement fragilisé.
La France affiche l’un des taux de prélèvements obligatoires les plus élevés du monde développé. Chaque salarié, chaque entrepreneur, chaque retraité, contribue massivement au financement du collectif. Pourtant, dans leur quotidien, les Français constatent un décalage croissant entre ce qu’ils versent et ce qu’ils reçoivent. L’hôpital public est débordé, l’école recule dans les classements internationaux, la justice manque cruellement de moyens, et les délais de traitement explosent dans toutes les administrations. La question revient alors, de plus en plus fréquemment, dans les conversations :
Où va donc l’argent ?
Le contrat est brisé avec l’État
1000 euros pour comprendre
Pour y répondre, il suffit de se pencher sur la répartition réelle des dépenses publiques. Prenons une base simple : 1 000 euros dépensés par l’État. Sur cette somme, plus de la moitié – précisément 561 euros – sont absorbés par la seule protection sociale. Ce chiffre, à première vue rassurant, révèle en réalité une concentration extrême des efforts budgétaires dans un seul secteur.
Parmi ces 561 euros, la plus grande part est consacrée aux retraites, avec 253 euros. Vient ensuite la santé publique, qui mobilise 201 euros. Les aides sociales, hors retraites et santé, absorbent à elles seules 107 euros supplémentaires. En clair, plus d’un euro sur deux sert à financer le présent social, sans laisser beaucoup de place à l’investissement ou à la préparation de l’avenir.
Le reste des dépenses publiques est réparti sur des missions pourtant essentielles. L’éducation nationale, pourtant pilier de l’égalité des chances, ne reçoit que 88 euros sur 1 000. Le fonctionnement administratif pèse 66 euros, tandis que le soutien aux entreprises ou à l’activité économique représente 59 euros. Les transports et équipements publics se contentent de 50 euros. La charge de la dette – c’est-à-dire les intérêts que l’État verse aux marchés financiers – représente déjà 31 euros, au même niveau que le budget alloué à la défense nationale.
La recherche publique est dotée de 30 euros, tandis que la culture, les loisirs, la sécurité ou encore l’environnement se partagent les miettes. La justice, pourtant pilier de notre démocratie, ne reçoit que 5 euros sur 1 000. Ce chiffre, symbolique, illustre la dérive de nos choix collectifs.
Des services publics en panne
Ce déséquilibre n’est pas qu’un problème comptable. Il se traduit concrètement dans la vie des citoyens. L’école publique, naguère source de fierté, ne parvient plus à maintenir un niveau d’excellence. Le décrochage des élèves progresse, les enseignants désertent les concours, et les établissements des zones rurales ou sensibles manquent de tout.
Le système de santé traverse une crise sans précédent. Les urgences ferment temporairement, les médecins libéraux tirent la sonnette d’alarme, et des milliers de Français renoncent à se soigner, faute de pouvoir obtenir un rendez-vous dans des délais raisonnables.
Les tribunaux sont engorgés, les délais de jugement deviennent absurdes, et la saturation des greffes freine toute tentative de modernisation. La sécurité du quotidien, quant à elle, est fragilisée par un manque de moyens humains et logistiques, notamment dans les zones périurbaines.
Partout, les symptômes d’un service public en panne s’accumulent. Le malaise grandit, et avec lui, un sentiment de trahison. Les Français ont le sentiment de donner toujours plus, pour recevoir toujours moins. C’est ce ressentiment qui alimente la défiance, l’abstention électorale et la tentation de repli sur soi.
L’effet d’étouffement des retraites
Mais la véritable bombe budgétaire, bien plus silencieuse, se cache dans notre système de retraites. Celui-ci repose sur un modèle par répartition, où les actifs d’aujourd’hui financent les pensions des retraités actuels. Ce système, longtemps considéré comme un joyau du modèle social français, est aujourd’hui en sursis.
La démographie rend cette mécanique intenable. En 1960, quatre actifs cotisaient pour financer un retraité. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 1,3. Et d’ici 2050, ce ratio tombera à 1,2. Cette évolution, combinée à l’allongement de la durée de vie, crée un déséquilibre structurel qui pèse de plus en plus lourd sur les finances publiques.
Contrairement à certaines communications officielles, le système des retraites est déficitaire depuis des années. Si le Conseil d’Orientation des Retraites annonce un excédent léger pour 2024, ce chiffre est trompeur. Il ne tient que grâce à des subventions colossales de l’État, elles-mêmes financées par… de la dette.
D’après Jean-Pascal Beaufret, ancien directeur général des impôts, plus de la moitié de la dette publique française trouve son origine dans le financement des retraites. En 2024, le déficit réel du système, une fois les subventions retirées, s’élève à 81 milliards d’euros, soit près de 2,8 % du PIB. Autrement dit, la solidarité intergénérationnelle est aujourd’hui soutenue non pas par la richesse nationale, mais par l’endettement collectif.
Une vérité budgétaire maquillée
Ce déficit massif est dissimulé par des choix comptables. On répartit artificiellement les charges dans d’autres enveloppes, on étale les déséquilibres, on joue sur la présentation des chiffres. Tout cela donne l’illusion d’une stabilité. Mais l’économie, elle, ne se laisse pas berner.
Ce camouflage empêche toute lecture honnête de notre situation budgétaire. Il fausse le débat public, épuise les réformateurs sincères, et nourrit le populisme. Pire encore : il empêche de construire une solution durable. Car on ne répare pas un toit en prétendant qu’il ne fuit pas.
Ce maquillage fait référence à des mécanismes budgétaires utilisés pour dissimuler le véritable coût de certains dispositifs, notamment les retraites, au sein d’autres postes de dépenses de l’État. Voici les principales enveloppes concernées :
Subventions de l’État aux régimes de retraite
L’État verse chaque année des subventions massives à certains régimes de retraite déficitaires, notamment :
-
Régimes spéciaux (SNCF, RATP, fonction publique, etc.)
-
Régime des exploitants agricoles
-
Régime des indépendants (ex-RSI)
Ces aides sont budgétées dans les dépenses de l’État, mais pas dans le budget direct des retraites. Elles apparaissent donc dans des lignes budgétaires telles que :
-
« Dotations aux régimes spéciaux »
-
« Transferts aux administrations de sécurité sociale »
-
« Aides aux organismes de protection sociale »
Résultat : on ne les comptabilise pas comme une dépense du système de retraite, alors qu’elles le sont pleinement sur le fond.
Budget de la fonction publique
Les pensions des fonctionnaires (civils et militaires) sont directement financées par le budget de l’État, via les ministères employeurs (Éducation nationale, Intérieur, Armées…). Ces pensions ne transitent pas par le système général de la Sécurité sociale.
On les retrouve donc dans des lignes comme :
-
« Dépenses de personnel », qui incluent les salaires et les pensions
-
« Charges de retraite de l’État », réparties dans les différents ministères
Cela artificialise les comptes : les pensions des fonctionnaires apparaissent comme une charge de fonctionnement ou de rémunération, et non comme une dépense de retraite à part entière.
Collectivités locales et hôpitaux publics
Les agents territoriaux (fonction publique territoriale) et hospitaliers sont rattachés à la Caisse Nationale de Retraites des Agents des Collectivités Locales (CNRACL). Là aussi, une partie des cotisations employeur (donc des contribuables) vient des budgets des collectivités locales ou des hôpitaux publics, et non du budget retraite global.
Budgets sociaux ou généraux du ministère des Solidarités
Certains transferts financiers aux caisses de retraite (CNAV, AGIRC-ARRCO, MSA…) sont masqués dans des lignes générales d’aides sociales, en étant dilués avec d’autres types de prestations.
En résumé
Le financement réel des retraites est partagé entre plusieurs ministères et institutions, ce qui dilue sa lecture. Il n’apparaît pas comme un bloc homogène, ce qui empêche de mesurer son poids réel dans les comptes publics. En conséquence, si toutes les dépenses liées aux retraites étaient réunies sous une même ligne budgétaire, le déficit serait impossible à ignorer.
Vers une nouvelle fracture sociale ?
Le résultat est cruel : la société française s’enlise dans une crise de confiance. Le consentement à l’impôt recule, les attentes explosent, et chacun sent confusément que le système touche à ses limites. Ce n’est pas seulement une crise des finances publiques : c’est une fracture sociale nouvelle. Une fracture entre ceux qui continuent à croire dans le modèle républicain… et ceux qui pensent qu’il ne les protège plus.
Il devient donc urgent de poser un diagnostic lucide et partagé. Le système de retraites doit être réformé. Non pas à la marge, mais en profondeur. Cela implique d’avoir le courage de rouvrir des dossiers tabous : âge de départ, durée de cotisation, rôle de la capitalisation, équité entre les régimes.
Mais au-delà de la question des retraites, c’est toute la hiérarchie des dépenses publiques qu’il faut repenser. L’éducation, la justice, la sécurité, la recherche, l’environnement doivent cesser d’être les variables d’ajustement d’un modèle devenu aveugle à sa propre inefficacité.
Une responsabilité individuelle à retrouver
Face à ce constat, les citoyens ne peuvent plus se permettre d’attendre une réponse purement étatique. Chacun doit retrouver une forme de responsabilité individuelle. Cela passe notamment par une anticipation de sa retraite, par une stratégie d’épargne construite, par des investissements patrimoniaux solides.
Le Plan d’Épargne Retraite (PER), l’assurance-vie, l’investissement locatif ou même les placements à long terme peuvent apporter des réponses adaptées. Encore faut-il être bien conseillé, bien structuré, et surtout, agir suffisamment tôt.
Conclusion : ouvrir les yeux
L’État ne peut pas tout. Et il commence à ne plus pouvoir grand-chose. Le modèle actuel, nourri de dettes et de fictions budgétaires, court à sa perte. Pour éviter l’explosion, il faut ouvrir les yeux, partager les faits, redéfinir les priorités. Ce n’est pas une question idéologique. C’est une question de survie financière.
Ceux qui en prendront conscience dès aujourd’hui auront une longueur d’avance. Et peut-être, la capacité de reconstruire un nouveau contrat, plus juste, plus équilibré, plus transparent.
