Google vient de franchir une nouvelle étape pour verrouiller son accès à l’électricité. Le groupe rachète Intersect Power pour 4,75 milliards de dollars. Cette opération s’inscrit dans une stratégie très offensive: alimenter la croissance fulgurante de l’IA tout en réduisant la dépendance aux marchés de l’énergie. Les centres de données d’IA consomment déjà des volumes d’électricité inédits. Ils imposent des pics de puissance sur des réseaux parfois saturés. Google choisit donc d’intégrer une partie de la chaîne de valeur énergétique afin de garantir des mégawatts livrés, pilotables et, autant que possible, décarbonés.
Google sécurise son énergie
L’intérêt du dossier tient à la nature d’Intersect Power. L’entreprise développe de vastes centrales solaires photovoltaïques et des systèmes de stockage par batteries. Elle ne livre pas seulement des mégawatts, elle apporte de la flexibilité, un bien précieux à l’ère des charges informatiques variables. Dans la pratique, le solaire fournit l’énergie à bas coût en journée, le stockage compense l’intermittence et soutient la demande lors des pointes. Ce couple production–stockage cadre parfaitement avec des data centers qui doivent garantir un niveau de service sans rupture.
Sundar Pichai a donné le ton. Avec Intersect, Google veut accélérer le déploiement de nouvelles capacités et gagner en agilité pour monter des projets au rythme de l’IA. Le groupe ne part pas de zéro. Il détenait déjà une participation minoritaire depuis une levée de fonds de 800 millions de dollars aux côtés d’investisseurs spécialisés dans la transition énergétique. La prise de contrôle change l’échelle. Elle donne accès à un portefeuille industriel et à des équipes rodées aux montages contractuels complexes, des autorisations administratives jusqu’aux raccordements réseau.
Le périmètre resté hors du deal explique aussi la logique industrielle
Des fonds tiers conservent la main sur certains actifs opérationnels au Texas et sur des parcs en Californie. Google ne rachète donc pas tout l’existant, mais il sécurise ce qui compte: une capacité à développer, financer, construire et exploiter rapidement des gigawatts de nouvelles installations. L’objectif est clair. Les besoins électriques des nouveaux centres de données ne peuvent plus dépendre uniquement d’achats de court terme sur des marchés volatils.
La transaction s’ajoute à une toile plus large. Intersect Power affiche environ 2,2 GW de solaire en exploitation et 2,4 GWh de stockage installés ou en construction. Ce socle technique complète les accords déjà signés par Google. En 2024, un premier contrat avec NextEra Energy portait sur 860 MW. Il a été élargi à 2,5 GW supplémentaires. À cela s’ajoutent des partenariats avec TotalEnergies pour alimenter des sites aux États-Unis et en Asie du Sud-Est. Au total, Google vise 20 milliards de dollars d’investissements énergétiques d’ici 2030. Le message adressé aux marchés est limpide: l’électricité devient une ressource stratégique au même titre que les puces, les talents et la donnée.
Cette ruée vers les mégawatts ne se limite pas à un enjeu écologique
Elle touche la physique des réseaux. Un gigawatt correspond à la consommation d’un peu plus de 700 000 foyers. Multipliez ce chiffre par des grappes de data centers et vous saisirez l’ampleur du défi. En 2024, la consommation des centres de données représentait déjà environ 1,5 % de la demande mondiale d’électricité. Les projections annoncent un doublement à l’horizon 2030 sous l’effet des modèles d’IA toujours plus intensifs. Les infrastructures actuelles ne suivent pas partout. Les délais de raccordement s’allongent, le matériel de réseau manque, et les producteurs hésitent à investir sans visibilité contractuelle longue.
Google opte donc pour une stratégie de sécurisation multi-couches. L’intégration d’un développeur d’actifs permet d’aligner la production sur la localisation des charges informatiques. Elle facilite la contractualisation longue durée et l’arbitrage entre technologie solaire, stockage et approvisionnements complémentaires. Elle offre aussi un levier de négociation sur les raccordements, souvent goulot d’étranglement des projets. Enfin, elle crédibilise la trajectoire climat du groupe, tout en reconnaissant ses limites: couvrir des besoins exponentiels uniquement avec des énergies décarbonées reste complexe lorsque la demande crève le plafond.
Pour l’écosystème, l’impact dépasse la simple addition de mégawatts
Les marchés de l’électricité se transforment sous la pression de l’IA. Les contrats d’achat d’énergie de longue maturité se banalisent, avec des clauses de flexibilité et des garanties de disponibilité plus strictes. Les acteurs capables de livrer un profil ferme, grâce au stockage ou à l’hybridation avec d’autres sources, prennent l’avantage. Les développeurs qui maîtrisent l’interface avec les réseaux, la cyber-sécurité des systèmes industriels et la maintenance prédictive gagnent en valeur. L’IA rebat aussi les cartes de la tarification: la gestion fine de la demande, la réponse à l’effacement et l’optimisation intra-journalière deviennent des centres de profit.
Côté investisseurs, la tendance ouvre des perspectives et des risques. Les obligations vertes adossées à des projets solaires et à des batteries devraient rester demandées, portées par la profondeur des contreparties corporate. Les fonds d’infrastructure y voient des cash-flows indexés, contractés sur la durée, avec une prime de complexité qui récompense l’exécution. Cependant, la compétition pour l’accès au réseau et aux terrains contribue à renchérir les coûts. Les retards de chaîne d’approvisionnement peuvent rogner les marges. La hausse des exigences de capacité ferme impose des systèmes de stockage plus ambitieux, donc des capex plus lourds. Dans ce contexte, la sélection des projets et la qualité du sponsor deviennent décisives pour préserver le rendement.
L’Europe suit ces mouvements avec ses spécificités
Le Vieux Continent dispose d’un mix plus décarboné et d’un parc nucléaire significatif dans certains pays, mais il affronte les mêmes contraintes de réseau. La montée en puissance du solaire et de l’éolien appelle des solutions de flexibilité à grande échelle. Les batteries stationnaires, les effacements industriels, l’hydrogène à long terme et, demain, les petits réacteurs modulaires, s’installeront dans le paysage. Pour les entreprises numériques, la sécurisation énergétique passera par des portefeuilles multi-technologies, des implantations proches des nœuds de réseau et des partenariats avec des énergéticiens capables de livrer des profils stables.
La décision de Google illustre aussi la convergence entre industrie électrique et industrie numérique. La valeur se déplace vers l’orchestration en temps réel de la production, du stockage et de la demande. L’IA s’applique aux deux côtés. Elle exige de l’énergie et, en retour, elle optimise l’énergie. Les mêmes algorithmes qui entraînent des modèles de langage prévoient les irradiations solaires, calculent la dégradation des batteries et arbitrent les cycles de charge pour minimiser les pertes. Cette boucle vertueuse n’efface pas la contrainte physique, mais elle en améliore la gestion et réduit le coût complet du kilowattheure livré au serveur.
Reste un sujet sensible: l’acceptabilité
L’implantation de fermes solaires, de champs de batteries et de lignes à haute tension suscite des débats. Les collectivités demandent des retombées économiques locales, des garanties de sécurité et un partage de la valeur. Les grands acheteurs d’électricité devront composer avec ces attentes. Ils devront aussi investir dans l’efficacité énergétique des data centers, dans la récupération de chaleur et dans des architectures logicielles capables de lisser les charges. L’efficacité côté demande coûte moins cher qu’un mégawatt supplémentaire côté production et accélère l’atteinte des objectifs climat.
À court terme, l’acquisition d’Intersect Power apporte à Google un avantage compétitif tangible. Elle sécurise des volumes, des délais et des prix dans un environnement tendu. Elle conforte des ambitions d’IA qui exigent des capacités invoquables et des garanties de continuité. À moyen terme, la bataille se jouera sur la localisation fine des centres de données, sur l’accès au réseau et sur l’ingénierie des profils de charge. Les groupes capables d’aligner leur stratégie numérique et leur stratégie énergétique prendront une longueur d’avance. À long terme, la discipline d’investissement, la gestion des risques de technologie et la qualité d’exécution feront la différence.
Pour les épargnants et les clients patrimoniaux, la leçon est double
D’un côté, la digitalisation crée une demande structurelle d’actifs énergétiques décarbonés et flexibles, ce qui soutient la classe d’actifs infrastructure sur la durée. De l’autre, la montée des exigences techniques et réglementaires accroît la dispersion des performances. Il devient pertinent de s’exposer via des véhicules diversifiés, gérés par des acteurs qui maîtrisent les cycles de projet et les risques réseau. Les obligations vertes d’émetteurs solides et les fonds infra spécialisés peuvent compléter un portefeuille à horizon long, à condition d’accepter une liquidité plus faible et de suivre la gouvernance des projets.
En filigrane, une question demeure: la bulle de l’IA pourrait-elle buter sur l’énergie? Le scénario n’est pas absurde si l’offre n’arrive pas à suivre. Les tensions sur les réseaux, les délais administratifs et la disponibilité des équipements pourraient freiner le déploiement de nouveaux centres. L’industrie l’a compris et s’organise pour éviter cet écueil en intégrant la production, en contractualisant plus loin et en accélérant l’innovation sur l’efficacité énergétique. L’acquisition d’Intersect Power par Google envoie un signal puissant. L’ère de l’IA sera électrique, et les champions seront ceux qui sauront sécuriser, optimiser et décarboner chaque kilowattheure.
En définitive, Google ne se contente pas d’acheter de l’électricité. Il achète des capacités, du temps et de la prévisibilité. Il transforme une dépense d’exploitation volatile en un investissement stratégique piloté. Cette bascule renforce la résilience de son modèle économique et clarifie l’avenir énergétique de ses plateformes. Elle pose aussi un cadre pour les autres géants du numérique, qui devront, eux aussi, choisir entre subir les contraintes du réseau ou investir pour les maîtriser. Le mouvement est lancé. L’énergie devient la nouvelle frontière de l’IA, et Intersect Power en est la première pierre à grande échelle dans la maison Google.
